Fondeur de cloche ambulant
- Philippe ALEXANDRE
- 5 déc. 2024
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La cloche de Saint-Marcel de Beychac
Sous l’ancien régime, ce sont les curés qui tiennent à jour l’état-civil dans les communes. Même si la plupart d’entre eux suivent plus ou moins les directives royales sur la tenue des registres, certains s’en tiennent au strict minimum, quand d’autres sont plus généreux et se prennent à raconter l’histoire du village. Au détour d’une page, il est possible d’y retrouver la vie de la paroisse : les faits divers, les évênements climatiques, historiques, culturels (médecine, litérature...) dans ces registres.
Cette fois, j’ai croisé l’histoire d’un fondeur de cloche espagnol : Simon Camara. En feuilletant les registres paroissiaux, j’ai retrouvé le récit du changement de la cloche du village de Beychac-et-Caillau (Gironde).
En 1734, mes ancêtres de mon côté maternel, Pierre Chauvin et sa femme Jeanne Clausure habitent à Beychac, ils ont déjà cinq enfants. Ils appartiennent à la communauté de la paroisse Saint-Marcel et de son église du XIe siècle à Beychac.

Beychac-et-Caillau c’est la grande banlieue de Bordeaux, on est à peine à dix kilomètres de Bordeaux. En 1734, par contre il y a bien deux communes : la paroisse Saint-Marcel de Beychac qui forme la commune de Beychac et la paroisse Saint-Pierre de Caillau la commune de Caillau. Celles-ci ne seront réunis qu’en 1800.
La refonte de la cloche de l’église se déroule en juin 1734.

Consulendum Posteris (Pour la postérité)
« Le 4 juin 1734 j’ai fait refondre la cloche
de notre église par simon camara
espagnol de nation qui la faite au gré
de tous les habitans moyenant la some
de quarante livres pour ses peines, et
nous lui avons fourni les matériaux et
les manœuvres necessaires, la cloche
pesoit cy devant 255 l on lui a donné
38 l de fonte après l’avoir fondue il y a
eu 21 l de matière de reste ainsi elle
pèse dix livres de plus qu’elle ne faisoit
c’est à dire 266 l. Castang Curé »
Il ne faut pas confondre la livre unité monétaire de l’époque, des livres qui correspondent au poids de la cloche. Un rapide calcul nous fait pensait qu’il y a eu quand même une perte d'environ 12 livres de fonte. Sachant que 100 livres correspondent à 48,95 kg, notre cloche pèse exactement 130,2 kg.
Le curé ne nous dit pas pourquoi il fait refondre sa cloche, mais en général c’est lorsque celle-ci est fissurée ou abimée. Il faut avouer que la cloche est souvent sollicitée par ses paroissiens. Comme souvent à l’époque, le curé a fait appel à un fondeur itinérant. Ce dernier, Simon Camara, est espagnol.
Jusqu’au XIXe siècle, les fondeurs sont des itinérants en raison de la difficulté technique de fondre une cloche et de la déplacer, la fabrication a lieu le plus souvent sur le lieu même d’utilisation. Il a existé simultanément jusqu’à 800 fondeurs itinérants en France. Ils travaillent en général entre février-mars et avant l’hiver. Ces artisans parcourent villes et campagnes afin de proposer leurs services dans la fonte ou refonte des cloches.
Dans notre cas les habitants se sont tous côtisé pour payer le fondeur, ils ont aussi fourni de la main d’oeuvre ainsi que de la fonte supplémentaire pour refondre une cloche plus lourde de 5kg environ au final.
La technique de fonte
Le maître fondeur est fréquemment entouré des habitants du village qui l’assistent dans ses tâches : manœuvres, souffleurs, et autres travailleurs. Le chantier se tient le plus proche de l'église pour limiter le déplacement des cloches. Une fosse est creusé et sert à la fois d'atelier de lieu de moulage, de coulage, et de four de cuisson pour le fondeur de cloche.

La fabrication de la cloche se divise en trois étapes principales : le noyau, la fausse cloche et la chape.
Le noyau : Il est composé de briques recouvertes d’argile et prend la forme de l’intérieur de la cloche.
La fausse cloche : Réalisée à partir d’un mélange de terre, chanvre et argile, elle doit correspondre à la forme de la future cloche. Cette fausse cloche est enduite de graisse, puis décorée d’inscriptions et d’ornements réalisés en cire.
La chape : Elle enveloppe la fausse cloche et est composée d’argile, de sable siliceux, de crottin de cheval et de bourre. L’empreinte de la cloche se forme dans cette chape, qui, une fois durcie, reçoit une tête d’anse préalablement moulée à part.
Après avoir chauffé le noyau, la cire fond et laisse les empreintes réalisées sur la fausse cloche. La fausse cloche est alors retirée de la chape à l’aide d’un palan et détruite, avant de remettre la chape en place autour du noyau. Le vide ainsi créé est ensuite comblé par du bronze en fusion, qui est préparé après cinq heures de chauffage continu de branches de chêne et de charme. Une fois l’orifice ouvert, le métal en fusion est versé pour remplir le moule.
Après quatre à cinq heures de refroidissement, la cloche est extraite. Les moules en terre sont ensuite cassés pour libérer la cloche.
La technique a très peu évolué depuis si ce n'est qu'au XIX siècle, des fonderies se crééent et s'installent sur tout le territoire de France, remplaçant les fondeurs itinérants.

Les fondeurs au XVIIIe
Si les premiers fondeurs n’ont laissés que peu de traces dans nos archives, ils se sont mis d’abord à signer leur travail sur les cloches. Puis ils ont laissé dans les archives communales des traces comme des factures, contrats et quittances.
Selon les archives départementales des Hautes-Pyrénées, plus d’une centaine de fondeurs et quelques marchands sont intervenus entre le XVIe siècle et nos jours dans le Bigorre.
Mais alors pourquoi des fondeurs espagnols :
« Compte tenu de la proximité de l’Espagne, des fondeurs ibériques – issus pour la plupart des provinces de Cantabrie, Guipúzcoa ou Biscaye – oeuvrent aussi au nord des Pyrénées. C’est le cas de Jehan de La Rosade, originaire de Broto, cité dès 1553 à Nestalas, puis, au XVIIIe siècle, de Simon Camara, Joseph Marrou, Mateus de La Ioia, Manuel Cordoba, Antoine Mier, Bernard Rio, Jean Corrales ou Louis Solano. Certains d’entre eux s’associent et francisent leur prénom tout en conservant un décor espagnol comme des étoiles à huit branches » nous expliquent les archives départementales des Hautes-Pyrénées
Ceux-ci se sont d’abord déplacés dans les Hautes-Pyrénées, le pays de Bigorre, pour remonter jusqu’aux faubourg de Bordeaux comme nous le constatons avec notre Simon Camara.
La bénédiction de la cloche
Ultime étape après sa refonte, la cloche est bénite, elle est aussi parfois carrément lavée à l'eau bénite, elle est aussi baptisée (Un nom lui est donnée), et un parrain et une marraine lui sont attribué.

« Le 5 janvier 1735 J’ai béni la cloche de nôtre
église qui pèse 256 livres m(onseigneu)r le marquis de
La Tresne avocat général du parlement de
Bordeaux a été parrain avec mad(ame) son
épouse, mais le maivais tems les ayant
empeché de venir, il a bien voulu que
le s(ieu)r Pierre Castan écolier nôtre neveu
assistat pour lui à la cérémonie avec
la fille de mr Papetaud en foi de quoi.
Castan Curé »
Jean-Baptiste Lecomte marquis de la Tresne et son épouse Marie Marguerite De Fayet sont les parrains et marraine de la cloche. Les Lecomte de la Tresne sont de grands propriétaires et producteurs de vins du Médoc au XVIIIe siècle : ils sont copropriétaires du château Haut-Brion et possèdent de « multiples métairies et de beaux vignobles » dans les palus d’Ambès et de Bassens. C'est également une des plus grandes familles parlementaires de Bordeaux.
Malheureusement, janvier 1735 n’offre pas un climat favorable pour qu’ils puissent se déplacer à la cérémonie de bénédiction de la cloche. C’est donc le neveu du Curé Pierre Castan et une jeune fille de la commune, mademoiselle Papetaud, qui les remplacent à la cérémonie.
Simon Camara
Nous retrouvons notre fondeur ibérique en 1741. Il est mentionné dans le Bulletin et mémoires Volume 3 de la Société archéologique de Bordeaux édité en 1876 :

Escoussans est un village de la vallée de l’entre-deux-mers (entre la Garonne et la Dordogne) Il est situé à trente-six kilomètres au sud-est de bordeaux, proche de la Garonne.
Simon Camara a signé la cloche du village d’Escoussans en gironde de son nom. La commune confirme qu’une nouvelle cloche a été refondue en 1790, à partir de la vieille cloche prénommée : “Jacquette Françoise d’Escoussans”, fondue en l’an 1741 et devenue inservable.»
En effet, sur l’une des deux baies du clocher à pignon qui accueillent les cloches de la paroisse, l'une d'elle comporte l'inscription : "Jacquette Françoise d'Escoussans a été fondue à frais communs en l'An 1741 par les soins de Bart curé et de Pierre Chardevoine, commissaire Simon Camara me fecit".

Le dénommé Pierre Chardevoine est en 1741 le commissaire ou encore le procureur fiscal de la région. Il est marchand à Soussans-en-Benauge (Escoussans) lors de son mariage en 1720 à la paroisse de Saint-Eloy à Bordeaux avec Marie Marguerite Brun. A son décès en 1768, il est procureur fiscal du Benauge.
J’ai également une branche familiale orginaire d’Escoussans. Ce sont les Mazetier, de mon côté maternel, avec le patriarche, un certain Jehan Mazetier vivant au début du XVIIe siècle. Sa descendance quittera Escoussans pour migrer dans la banlieue bordelaise de Lormont sept génération plus tard avec Jeanne (1787-1870) en épousant Jean Guiraud.
En 1741, quand le village d’Escoussans décide faire refondre la cloche de son église, c’est un dénommé Etienne Mazetier et son épouse Louise Ducastaing qui vivent à Escoussans. Etienne est veuf, Louise est décédée dix ans plus tôt, leur petite dernière Catherine est décédée à l’âge de 6 ans en 1737. Le père de famille vit avec ses quatre fils qui ont entre onze et dix-neuf ans. Dans deux ans, en 1743, son fils aîné Pierre va se marier à Escoussans dans l'église de SAint-Seurin avec sa nouvelle cloche.
Le retour vers l’Espagne
Dans la Revue de Comminges. 1964-1967 éditée par la Société des études du Comminges (Saint-Gaudens, Haute- Garonne) on lit :

« En 1741, la vallée de Barousse donne sa confiance à un Espagnol, Simon Camara, qui fond successivement des cloches pour Gembrie, Sacoué et Bramevaque, en 1750. »
Gembrie, Sacoué et Bramevaque sont trois communes du Bigorre proches de moins d’un kilomètre chacunes dans les hautes-Pyrénées. Elles ne sont pas très loin de Saint-Bertrand-de-Comminges en Haute-Garonne.
Si l'église de Gembrie a été reconstruite au XIXe siècle, les deux autres celle de Sacoué et celle de Bramevaque sont restée intactes :
Finalement le parcours de Simon Camara ressemble un peu à un retour vers son pays natal :
Beychac en 1734
Escoussans en 1741
Bramevaque, Gembrie et Sacoué en 1750

Si certains fondeurs vont finir par s'installer en France, allant jusqu'à franciser leur nom, pour les autres, c'est le retour dans leurs pays ou région d'origine.








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